Le chef d’œuvre absolu, pour son écriture comme pour son inspiration, que représentent les Vêpres opus 37 de Sergueï RACHMANINOV, publiées en 1915, nous interroge sur les sources utilisées par le compositeur et par là nous invite à suivre la trace historique de ce chant liturgique.

Tout se passe au niveau de la psalmodie, c’est à dire le chant des psaumes.

Une source probable des mélodies qui se forment peu à peu se situe dans le désert d’Egypte, là où les ermites anachorètes, tels Saint Antoine, chantent perchés sur des arbres, voire sur des colonnes de pierre. Par Alexandrie, ce chant sera véhiculé sur les bords orientaux de la Méditerranée, dès le II ème siècle après J-C.

Une source, authentifiée celle-là, est le chant syriaque. De Homs et de Damas, mais surtout d’Alep et de Tyr, mêlées aux chants de la Synagogue, proviennent des tons de récitation des psaumes, des antiennes, des lamentations. Là où déjà mille ans auparavant se formait notre écriture, se constituait la langue dite araméenne que parlera le Christ. Le chant liturgique des premiers chrétiens utilise progressivement 8 tons, liés entre eux. Ceux-ci ne correspondent pas vraiment aux tons occidentaux du Moyen Âge, lesquels mettent en valeur plutôt la quinte, qui symbolise l’Incarnation du Christ, alors que le chant oriental emploie davantage la tierce, qui évoque l’Esprit. Emanant des grandes caravanes venant de Chaldée jusqu’à Gaza – que conduisait le patriarche Abraham par exemple – ce chant dit syriaque fut d’abord psalmodié au tiers de ton, par des voix solistes puis par des voix d’hommes et de femmes mélangées, qui chantaient donc à l’octave. La tradition grecque issue des tragédies nous a légué un aperçu de cet unisson, le dia pasôn. C’est la perfection de l’harmonie, l’évocation du Dieu Créateur et Père. La Trinité si chère à l’orthodoxie est ainsi présente dans tout le chant liturgique d’Europe.

Le brassage avec les autres sources et influences des diaspora juive et grecque, véhiculé par les ports phéniciens, codifia peu à peu un ton dit de la diaspora, correspondant aux 5 ème et 6 ème tons du Moyen Âge, plus ou moins en Fa, devenue pour nous la tonalité du chant par excellence. 

Ces psalmodies montent en Turquie, en Grèce. Le chant de l’Apocalypse à Patmos en constitue une halte très évocatrice.

Ces psalmodies connaissent une promotion spectaculaire grâce à deux moines évangélisateurs qui résident au couvent Sainte-Catherine à Ohrid, en Macédoine, les Saints Cyrille et Méthode. Ils font coïncider les caractères grecs avec les phonèmes slaves et, ayant mis au point l’alphabet glagolitique, font ainsi rayonner la langue dite cyrillique, avec méthode !

Dès la fin du 9ème siècle donc, le slavon a remplacé l’araméen comme le latin avait remplacé le grec en occident. Le chant byzantin se développe à partir des restes de l’Empire romain transféré de Rome à la ville marchande de Byza – Byzance – que l’Empereur Constantin avait rebaptisée Constantinople. C’est la naissance officielle du chant byzantin.

Les XI ème et XII ème siècles sont particulièrement féconds dans toute l’Europe: Cathédrales et châteaux, mais aussi tous les arts majeurs, les universités. La polyphonie fait une entrée remarquée, en Orient comme en Occident, tant par la juxtaposition des mélodies que par l’emploi de modes rythmiques provenant de la prosodie grecque. On trouve diverses traces particulièrement dissonantes et remarquables de cette époque dans le chant byzantin.

Le monastère de Lavra, à Kiev, reprend et développe cette psalmodie arrivée du sud, qui a traversé les contrées des actuelles Bulgarie, Roumanie, Moldavie, Crimée, Ukraine, en intégrant des sources plus purement slaves. Cela se fait donc de façon parallèle au chant arménien.

Aux XV ème et XVI ème siècles, l’influence de la polyphonie occidentale, surtout française, devient impérieuse pour ne pas dire impériale. A Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, les accords parfaits majeurs et mineurs déterminent définitivement le chant de l’Eglise orthodoxe russe, alors que les Grecs poursuivent une tradition plus psalmodique. La voie est toute tracée pour les compositeurs romantiques qui doteront les offices de polyphonies de plus en plus somptueuses. Un grand maître de ce chant liturgique donné depuis la tribune par un grand chœur invisible, sans orgue, s’appelle Bortnianski. Mais n’oublions pas Rimski-Korsakov, Tchaïkovski,Arkangelski, Kedrov et tant d’autres, pour arriver à notre S. Rachmaninov.

Ce dernier se rappellera les sources syriaques du chant byzantin, appelées Znamenei. Il mélangera toutes les caractéristiques évoquées ci-dessus, les tons 5 et 6 de la diaspora, le chant à l’octave, les intonations débutant par une tierce, etc. Pour constituer ce grand office, il fait suivre aussi les Vigiles chantées la nuit par les Laudes du matin et ses six Psaumes, appelées Matines. Il développe la polyphonie jusqu’à 12 voix réelles, obtenant ainsi une palette sonore inouïe jusque là. On quitte le monde liturgique pour entrer dans la salle de concert.

Note complémentaire pour le début de chaque concert :

Nos frères de Syrie, qui chantent encore aujourd’hui les mélodies syriaques d’origine, souffrent violemment dans leur chair. Nous leur dédions le chant X qui sera donné avec l’ison grec – note tenue qui soutient le chant – et avec une psalmodie au tiers de ton. Nous commençons et terminons ce concert par le jeu typiquement byzantin du carillon, tenu normalement par des veuves. L’encens, les bougies dans le sable et la grande icône sur présentoir nous rappelleront l’ambiance si particulièrement émouvante des églises orthodoxes, où l’on suit l’0ffice debout, 5 heures durant.

Puisse ce chant ancestral évoquer la paix que nous méritons tous, dans tous les pays.

Jean-Marie CURTI

Serguei Rachmaninov – Les Vêpres (Vigiles nocturnes) op. 37

Enregistrement en la Basilique Notre-Dame de Thierenbach, le 9 juin 2012