LA TRAVIATA de Giuseppe Verdi, ou les chemins détournés d’un solitaire.
Passer de l’interprétation du Requiem à celle de La Traviata : voici pour moi que s’ouvrent des horizons chez Verdi, des questions indignes, dont les si nombreux écrits sur ce compositeur incontournable tentent de scruter toutes les lignes et de procurer toutes les réponses. Mais cela ne finit que par évoquer un mur de renseignements froids, des actes historiques dont les motivations nous échappent quand-même.
Est-il si important, au fond, de savoir pour quelle occasion précise Verdi a composé son Requiem, si l’on sait qu’il a vu auparavant mourir dans leur propre maison, d’une maladie incurable, ses deux enfants et son épouse ?
Est-il nécessaire de discerner exactement pourquoi il est venu à Collonges-sous-Salève fêter religieusement son second mariage, avec la cantatrice Giuseppina Strepponi ?
Est-il utile de rechercher précisément pour quelles raisons G. Verdi a été refusé d’entrée au Conservatoire de Milan ?
Poser les questions, c’est presque y répondre. Bien sûr il faut se documenter et baser sa réflexion sur des faits. Mais je crois aussi que chaque femme, que chaque homme vit avec des secrets bien défendus. Que savons-nous précisément par exemple de nos propres mère et père ? Ce n’est pas faute pourtant en général d’avoir vécu avec eux.
Celui que l’on considère avec raison comme un génie immense, quasi universel, un Victor Hugo de la musique italienne, le Wagner de la péninsule, ne ressemble-t-il pas beaucoup à Brahms aussi ? Secret et inclassable.
Trois exemples :
L’agnostique politique et révolutionnaire, qui a d’abord été l’organiste de sa paroisse, n’a pas retranché une parole de la liturgie catholique pour son Requiem. Il se marie deux fois à l’église, avec toutes les traditions. Est-il vraiment le seul d’entre nous à vouloir « oublier » le In Paradisum quand cette œuvre, officiellement dédiée au poète national Manzoni, reprise des pièces écrites pour le pasticcio qu’il a proposé à divers compositeurs pour célébrer le premier anniversaire de la mort de Rossini ? Cette réflexion sur la mort est écrite après celle, cruelle de toute sa petite famille, passé le temps nécessaire que chacun mettrait à refaire surface, si cela lui est possible, dans de telles circonstances.
Ces maladies incurables et si courantes dans son entourage ne l’ont-elles pas aidé à choisir le sujet « vériste » de son opéra du pauvre qu’il était, ouvrant ainsi la voie à Puccini ? Violetta ne ressemble-t-elle pas à sa première épouse ?
La présence d’une fanfare comme orchestre de coulisse alors que le livret indique une musique donnée dans le salon d’à côté, dans ce Pretty Women de l’époque, ne pourrait-elle pas nous indiquer que le compositeur solitaire et farouche, fier de sa campagne, ne voulait pas oublier ceux qui ont cru en lui dès ses prémisses, quand enfin il accède aux grandes scènes officielles de Venise puis de Milan ?
Je reste persuadé qu’un compositeur, même adulé, même « politisé », puise son inspiration au fond de lui-même et non dans les épiphénomènes, les accidents que la vie et les autres lui présentent. Ceux-ci ne servent que de déclencheurs, apportant tantôt la jubilation, tantôt l’aigreur dans les échecs, voire tarissant la source. La gloire et l’honneur tuent aussi, dirait Rossini. Le vieux lion se protège donc, il cache bien son jeu, par des chemins de traverse, à l’instar de son héroïne et de tant de gens. Comme il a raison !
Jean-Marie Curti