Signification

Les chœurs séparés se nomment en italien cori spezzati, chœurs brisés ou cassés ou « cori battente » : chœurs battants. Les deux groupes sont placés de part et d’autre du chœur de l’église. Gioseffo Zarlino, maître de chapelle à Saint-Marc, explique le fonctionnement des cori spezzati dans un passage de son traité de théorie musicale qui codifie l’enseignement reçu d’Adrien Willaert : 

« Il arrive parfois que les psaumes soient écrits d’une manière appelée coro spezzato, que l’on entend souvent à Venise pendant les vêpres et les autres offices des fêtes importantes. Le chœur est divisé en deux ou trois groupes, chacun constitué de quatre voix. Ces groupes chantent soit alternativement, soit simultanément lorsque cela est approprié, et surtout à la fin du psaume. On ne doit pas les fuir pour autant, car les résultats peuvent être admirables et de grande valeur. » 

Origine

Dans la tradition catholique, il était d’usage de faire alterner les deux chœurs. Cette technique remonte à la musique liturgique juive, aussi bien que chrétienne. Elle est déjà présente dans l’antiphonie du chant chrétien, dès les premiers siècles de l’Eglise romaine, est appliquée aux psaumes. 

L’antiphonie désigne un modèle d’exécution de la psalmodie où un soliste et un chœur ou bien deux moitiés de chœur chantent alternativement un psaume ou un texte religieux. 

L’étymologie du mot antiphonie vient du grec et désigne la voix (phonein) contraire (anti), « celle qui répond ». 

L’antiphonie évoque donc une psalmodie alternée à deux chœurs suivant l’usage monastique quand il désigne le psaume lui- même. Dans le cas de la psalmodie responsoriale, l’alternance se situe entre deux éléments musicaux différents, ou bien entre le chantre (Cantor) ou encore un petit groupe de chanteurs et les autres moines. 

L’unité modale était scrupuleusement respectée tout au long de la pièce, ainsi que la distribution alternée des versets entre les deux chœurs. Ceux-ci se réunissent seulement au moment de la doxologie finale. Quelquefois, l’unité structurelle des versets était rompue par des effets d’écho, des répétitions de mots, des échanges rapides entre sujets et réponses. Dès le 14è s. la doxologie se développe largement avec la polyphonie.

Josquin Desprez a écrit un motet à huit voix « Dugebat David ». Il aurait transmis cette technique à son élève Adrien Willaert. Les deux chœurs devaient se placer dans des endroits opposés de l’église. 

La technique du 16è siècle semble être née à Venise et dans les villes environnantes : Bergamo, Padova, Treviso, Mantova. Elle a entraîné de nouveaux développements. 

Dans l’œuvre de Santacroce, originaire de Treviso, vers 1515 – 1520, la structure musicale dérive non pas des versets alternés mais de l’effet musical produit par les chœurs en alternance rapide. 

Orlando di Lasso connaissait les imitations et effets d’écho dans la musique profane, mais n’en voyait pas l’utilité dans la musique liturgique. Il a par contre étendu les cori spezzati à la musique profane. 

Le Français Claude Le Jeune utilisa la technique des cori spezzati, mais avec des chœurs graves et aigus. Voir les Psaumes en vers mesurés, qui donneront les grands motets de Lully, etc.

La musique polychorale décline après 1630 et n’est plus la forme principale pour les cérémonies. Sa popularité a continué pendant un certain temps à Rome et en Allemagne. Mais la manière vénitienne restera prépondérante. 

Palestrina a composé et publié des motets à double-chœur. Il dénote un intérêt moindre pour les ressources techniques des cori spezzati et marque plus d’intérêt pour la sonorité des huit voix. 

Lors de son séjour à Rome, Tomas Luis de Victoria, a composé ses premières pièces polychorales en 1572. 

En Allemagne, la vogue des cori spezzati est restée très importante au XVIIème siècle, avec Heinrich Schütz notamment. Ce style était très répandu du temps de Lassus et poursuivi par les élèves d’Andrea puis Giovanni Gabrieli. Michael Praetorius a exploré les possibilités de l’utilisation de l’espace et les a codifiées dans le Syntagma Musicum. 

La pièce la plus complexe compte 53 voix ; c’est une messe écrite pour une grande célébration à la cathédrale de Salzbourg, dont la musique assez simple est attribuée à Benevoli. L’originalité dépend de l’élément de surprise produite par l’emplacement des chœurs dans l’espace. Un sommet de cette technique est le Spem in aliumde Thomas Tallis, à 40 voix réparties en 8 choeurs à 5 voix.

Andrea Gabrieli (Venise v. 1510– id. 1586) 

Andrea Gabrieli est né vers 1533, probablement à Venise, descendant des Gabrieli, une famille patricienne originaire de Gubbio mais établie à Venise depuis le XIVe siècle. 

Il y connut Adrian Willaert, puisque c’est sous sa direction à la basilique Saint-Marc qu’il débuta. En 1557, il est organiste à Cannaregio, l’un des six quartiers de Venise. C’est à cette époque qu’il tente d’obtenir le poste d’organiste vacant à Saint-Marc mais n’y parvient pas. 

En 1562, il entreprend un voyage en Allemagne, passe par Francfort-sur-le-Main et Munich où il rencontre Roland de Lassus. Cette rencontre modifiera profondément son style car le compositeur l’influença énormément. 

Saint-Marc l’accueille tout de même comme organiste en 1566, à l’une des places musicales les plus prestigieuses du nord de l’Italie. Ses fonctions l’amènent à composer plusieurs pièces pour différentes occasions : victoire sur les Turcs à la bataille navale de Lépante en 1571, visites de nombreux princes japonais en 1586,… 

Vers la fin de sa carrière, il devient un professeur émérite et reconnu. Parmi ses élèves, on trouve son neveu, Giovanni Gabrieli, le théoricien Ludovico Zacconi ou encore Hans Leo Hassler (ce dernier vers 1584). 

On suppose qu’il meurt au plus tard en 1586 puisqu’une bonne partie de ses œuvres a été publiée à titre posthume en 1587. De plus, sa carrière à Saint-Marc semble s’être achevée à la fin 1585. 

Giovanni Gabrieli (Venise v. 1557 – id. 1612). 

Il manque des documents sur son enfance et ses années de jeunesse. Giovanni est l’élève de son oncle, Andrea Gabrieli (v. 1510 – 1586). Sa première œuvre attribuée en 1575 en témoigne : « Quand’io ero giovinetto, di Giovanni di Andrea Gabrieli ». Ce madrigal fait partie d’un recueil de pièces composées par les musiciens de la chapelle du duc de Bavière, à laquelle il appartenait depuis peu. En effet, il fit un voyage à Munich, entre 1575 et 1579, où il put rencontrer Roland de Lassus. Il revient à Venise peu de temps après la mort du duc Albrecht V, vers 1580. Il restera dans cette ville jusqu’à sa mort.

Le 1er janvier 1585, il obtient le poste de second organiste de la basilique Saint-Marc et y officie pendant quelques mois en même temps que son oncle. Il gardera ce poste toute sa vie, cumulant également les fonctions d’organiste à la Scuola Grande de Saint-Roch. Giovanni Gabrieli fut toute sa vie un grand défenseur des œuvres de son oncle, allant même jusqu’à faire publier les œuvres de ce dernier avant les siennes. 

Il se consacre également à la composition et à l’enseignement. Sa musique, très appréciée au nord des Alpes, lui attira nombre d’élèves allemands et scandinaves. Parmi ses élèves les plus célèbres, Heinrich Schütz qui séjourna à Venise entre 1609 et 1612. Sa technique de composition à plusieurs choeurs fut également reprise par Michael Praetorius dans son traité Syntagma Musicum (1619).

Giovanni Gabrieli meurt le 12 juillet 1612, dans la ville de Venise. Il est enterré à l’église Santo Stefano où l’on trouve encore aujourd’hui sa pierre tombale. 

Lodovico Grossi da Viadana (Viadana v. 1560 – Gualtieri o Po 1627) 

Maître de chapelle à la cathédrale de Mantoue avant 1590, il se fit moine franciscain en 1596. Puis, occupant le même poste à la cathédrale de Fano (1612), il fut l’un des premiers à doter d’une partie obligée de continuo un recueil de concerts vocaux (1602). 

Parmi ses autres recueils de musique vocale sacrée, on peut citer la Missa dominicalis pour voix soliste et continuo (1607), premier exemple connu de monodie liturgique, et les ambitieux Salmi a 4 cori (1612). En 1615, il se fixe à Piacenza, d’où il se retire au monastère franciscain de Gualtieri. 

Claudio Monteverdi (Crémone 1567 – Venise 1643) 

On ne présente plus ce grand compositeur italien, grand auteur de madrigaux, et considéré à tort comme l’un des créateurs de l’opéra. Alors qu’il a déjà publié un livre de madrigaux, il est recruté en 1590 à la cour de Mantoue par Vincent de Gonzague, comme chanteur et violoniste, puis deviendra maître de chapelle à cette même cour en 1602 (un de ses quatre frères, Giulio Cesara, y sera son assistant). En 1613, il occupe le poste prestigieux de maître de chapelle de la basilique San Marco de Venise et devient prêtre vers 1632, après la mort de son épouse Claudia.

En plus de ses cinq livres de madrigaux (pièces vocales profanes), Monteverdi est notamment l’auteur de l’un des tout premiers opéras de l’histoire de la musique : l’Orfeo (1607). Ce n’est pas la forme qu’il développe, mais un sens dramatique remarquable. Sa musique marque une transition entre la celle de la Renaissance ( Gregor Aichinger, Jacques Arcadelt, Adriano Banchieri…) et celle de l’ère baroque ( Johann Sebastian Bach, Tomaso Albinoni, Marin Marais,…). 

Thomas Tallis (Leicestershire vers 1505 – Greenwich 1585) 

Compositeur anglais, il séjourna et travailla dans plusieurs monastères (entre autres comme maître de chœur ou organiste à l’abbaye de Waltham) jusqu’à la dissolution royale de 1540. Quelque temps après, il devint gentilhomme et principal organiste et compositeur de la chapelle royale. Il composa pour l’Église anglicane sous Édouard VI, puis selon le rite catholique avec Marie Tudor, pour revenir à la religion réformée par Élisabeth Ire. Doyen des musiciens anglais, il obtint, pour lui et son disciple Byrd, le monopole de l’édition musicale, tout en restant organiste de la chapelle royale. Ce n’est pourtant que plus tard que ce monopole devait devenir fructueux, lorsque le genre du madrigal connut auprès du public la popularité que l’on sait. 

Tallis, qui resta catholique, a donc composé indifféremment pour les deux cultes, apparemment avec la même facilité (mais la présence du motet latin dans la liturgie anglicane aidait à cette ambivalence).

Girolamo Frescobaldi (Ferrare 1583 – Rome 1643) 

Il a comme maître l’organiste et compositeur Luzzasco Luzzaschi (1545-1607). Apprécié jeune comme chanteur et instrumentiste dans plusieurs villes italiennes, il est en 1604 admis à l’Académie Sainte-Cécile de Rome où il s’installe définitivement. 

De janvier à mai 1607, il tient l’orgue de Santa Maria in Trastevere, puis accompagne son protecteur, le cardinal G. Bentivoglio, dans les Flandres, via la Suisse et la Lorraine. En 1608 il publie à Anvers son Premier livre de madrigaux à 5 voix (Il 

Ses Messes sont d’un maître de la polyphonie et usent d’un contrepoint imitatif, assez proche de celui de Lassus. 

Également remarquables par la profondeur de leur inspiration et leur élan spirituel sont les deux Lamentations et le grand motet Spem in alium, page spectaculaire à quarante voix réelles, écrite à l’occasion du 40e anniversaire de la reine Élisabeth (1573). Pour la liturgie nouvelle de l’Église réformée d’Angleterre, il a composé des « services », des psaumes et une douzaine d’Anthems, toujours dans la grande tradition sacrée de la Renaissance. Son héritier Byrd tint à rendre hommage à l’art de Tallis, en une déploration qui compte parmi les plus belles de toute l’histoire de la musique. Enfin, rappelons le talentueux virginaliste qu’il est aussi avec ses variations virtuoses sur le Felix Namque (Primo Libro de madrigali a cinque voci).

Il séjourne quelques mois à Florence où il tient les orgues de la chapelle Giulia. En 1614, il séjourne deux mois chez les Gonzague, et de 1628 à 1634, il est auprès du grand-duc de Toscane, Ferdinando II. Il est sa vie durant au service des Aldobrandini, avant de regagner Rome où il obtient l’orgue de Saint-Pierre, charge qu’il tient jusqu’à sa mort. Il publie en 1608 à Milan un Livre de Fantaisies à quatre voix. 

Il acquiert une grande célébrité dans les années 1630 en Italie et en France. On compte parmi ses élèves Johann Jakob Froberger (1616-1667). 

Texte extrait de la plaquette du Choeur des 3 Frontières à l’occasions de la tournée consacrée aux Cori spezzati.